Enseigner les langues à l’ère de l’IA : et si le vrai défi était de préserver l’effort cognitif ?

Je me souviens particulièrement de deux professeures de langues : l’une en anglais, nous faisant écouter des chansons et discuter de leurs thèmes et l’autre en portugais, qui nous faisait réagir à l’actualité et confronter nos points de vue sur le monde lusophone. Elles savaient capter notre attention en l’ancrant dans nos émotions et notre rapport au monde. 

Aujourd’hui, les départements de langues sont confrontés à un nouveau défi : comment maintenir cette qualité d’interaction cognitive alors que les étudiants ont recours à l’intelligence artificielle en pensant apprendre, alors qu’ils ne sont pas véritablement engagés ?

L’IA traduit, reformule, corrige, et le fait de mieux en mieux. Mais elle ne crée pas cette tension cognitive, ce moment où l’on doute, cherche, ajuste. 

Ce que les départements de langues font déjà depuis bien avant l’IA

Avant même que le terme neuroéducation ne devienne populaire, l’enseignement des langues a toujours reposé sur plusieurs grands principes qui lui sont liés.

L’attention

Apprendre à écouter une langue étrangère, c’est apprendre à filtrer les sons, repérer les accents et saisir les indices pertinents dans un flux sonore. Il s'agit de ce que Stanislas Dehaene décrit comme la sélection active de l’information utile. Les enseignants de langues suscitent cette discrimination auditive par des écoutes guidées et des comparaisons.
L’intelligence artificielle, lorsqu’elle simplifie ou transcrit automatiquement, risque de court-circuiter cette activité cognitive essentielle.

Le feedback

Chaque prise de parole est une hypothèse que le cerveau teste, ajuste et reformule. Un processus de monitoring (Vandergrift et Goh). Les enseignants de langues facilitent ce processus en réorientant, reformulant et donnant une rétroaction immédiate.
L’IA peut produire des retours très précis sur les erreurs, mais elle reste un agent externe qui ne crée pas de métacognition. C’est le rôle des personnes qui enseignent : amener celles qui apprennent à se rendre compte de leurs erreurs, à en prendre conscience et à comprendre leur provenance dans un contexte culturel et d’apprentissage précis.

L’émotion et la mémoire

Un mot n’est jamais neutre : il s’ancre dans une situation, une culture, une identité. Cette mémoire affective est essentielle pour la consolidation durable des connaissances (Immordino-Yang et Damasio). L’IA peut corriger la syntaxe, mais elle ne provoque ni la surprise, ni la connivence, ces émotions qui fixent profondément les apprentissages linguistiques.

L’IA pour rappeler la valeur de l’interaction humaine dans l’enseignement des langues ?

L’intelligence artificielle ne menace pas l’enseignement des langues, elle en souligne la valeur humaine : elle ne recrée ni le doute, ni la négociation du sens, ni l’émotion du partage linguistique. Les personnes qui enseignent savent en effet que le sens se construit dans l’échange, pas dans la perfection, et c’est dans cette imperfection partagée (donc cette marge d’incertitude cognitive) que l’apprentissage est rendu vivant et durable.

À l’échelle d’un département, le défi n’est plus juste de maîtriser la technologie, mais de préserver cette intelligence relationnelle et cognitive dans des dispositifs de plus en plus automatisés. Trois leviers peuvent y contribuer :

1. Faire émerger des pratiques de cognition partagée

Les outils interactifs permettent de rendre visibles les raisonnements collectifs et d’ancrer la discussion sur les processus d’apprentissage, pas seulement sur les résultats.
Les équipes peuvent s’en servir pour analyser ensemble les dynamiques de participation, la compréhension ou la progression des apprenant·es.

2. Eviter la culture de la correction et encourager une culture de la réflexion

À l’ère de l’IA, l’enjeu n’est plus de donner la bonne réponse, mais de questionner la réponse.
Favoriser la comparaison et la discussion entre pairs renforce la métacognition et permet d’harmoniser les pratiques sans les uniformiser.

3. Maintenir la dimension émotionnelle et sociale de l’apprentissage

L’attention est aussi un phénomène collectif. Garder des moments d’interaction, même courts, restaure la présence cognitive et l’engagement. La technologie devient alors un support de synchronisation, pas un substitut à la relation.

Préserver l’intelligence relationnelle dans un monde automatisé

Les enseignants de langues savent que l’apprentissage ne se résume pas à la transmission de règles, mais qu’il naît de la relation entre un mot, une culture, un geste ou une émotion.
Aujourd’hui, les services de coordination des enseignements de langues sont à un moment charnière. 

Ils ont l’opportunité de préserver ce qui rend leur pédagogie unique : l’attention, la métacognition et l’émotion, tout en intégrant des outils technologiques qui permettent de le faire auprès de groupes diversifiés (au sein d’un même groupe de niveau CECR les compétences sont évidemment variables) et dans des contextes complexes (hybridation par exemple).